Le droit des animaux en France : Droit positif, droit prospectif et appréhension du droit du vivant[1]
Abstract
Mots-clés
Droit des animaux, Droit du vivant, Personnalité juridique, Personne physique non-humaine, Corpus iuris vitalis (corps du droit du vivant)
Citation recommandée
Regad, Caroline et Riot, Cédric, (2024). Le droit des animaux en France : Droit positif, droit prospectif et apprehension du droit du vivant. Journal of Animal Law, Ethics and One Health (LEOH), 24-34. DOI: 10.58590/leoh.2024.003
* et ** Enseignants-chercheurs à l’Université – Faculté de droit, Université de Toulon, Aix Marseille Univ, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CDPC, Toulon, France, Fondateurs et directeurs du Diplôme Universitaire en Droit des Animaux, Experts du programme de l’ONU, Harmonie avec la Nature
Table des matières
- I. Introduction
- II. Liminaire : quelques précisions terminologiques
- III. Droit positif : les insuffisances de la hard law versus les avancées de la soft law
- IV. Droit prospectif
- 1. Refondre la notion de personne juridique
- 2. Le droit du vivant et le buisson de la vie
- 3. Penser le droit de demain : le corpus iuris vitalis
- « le droit à la liberté s’entend pour les premiers comme le droit de ne pas être détenu, ou tout du moins pas dans des conditions indignes, et pour les seconds comme la possibilité d’exploration de l’environnement, liée notamment à la promenade pour le chien, un espace suffisant, des interactions avec les congénères, etc. »[5]
I. Introduction
A l’ère de l’Anthropocène, les humains sont devenus la principale force de changement (pour ne pas dire de contrainte) sur l’évolution de la Terre. Au minimum, notre rapport au vivant doit être repensé et le droit pourrait être le meilleur vecteur de ces réflexions.
Ainsi le droit peut considérer uniquement l’homme dans un anthropocentrisme qui semble pourtant aujourd’hui montrer ses limites ; c’est l’anthropocentrisme juridique. Le droit pourrait aussi considérer les animaux (zoocentrisme) et dans cette hypothèse se posera la question du critère à prendre en compte : la sensibilité (pathocentrisme), l’intelligence (cognitocentrisme), ou d’autres critères comme la conscience ou la proximité avec l’homme ? Le biocentrisme pourrait également être une piste à poursuivre. Stricto sensu, le biocentrisme renvoie aux droits de la Nature dans sa dimension en quelque sorte végétale alors que, dans un sens plus large, il se réfère à tout ce qui vit (animal et végétal) et donc au droit du vivant.
Pour notre part, nous pensons que l’anthropocentrisme juridique est actuellement ébranlé et que nous en sommes au début d’un mouvement qui va prendre de l’ampleur et se développer à l’avenir, notamment en raison des avancées actuelles du zoocentrisme et du biocentrisme avec des droits accordés aux animaux et/ou à (des éléments de) la nature.[2]
Notre contribution portera plus spécifiquement sur le droit des animaux en France où nous aborderons les textes de droit positif, en inscrivant certains d’entre eux dans le cadre de nos travaux sur la personnalité juridique, question majeure pour la protection des animaux et de toute entité naturelle.
II. Liminaire : quelques précisions terminologiques
En français, nous trouvons plusieurs expressions pour désigner le droit des animaux : « droit animal », « droit animalier », « droit de l’animal », « droit des animaux »… Or ces expressions ne sont pas toutes équivalentes et emportent des conséquences sémantiques.
L’animal law, issu du ius animalium, fait l’objet de traductions qui semblent aléatoires en langue française : droit animal, droit animalier, droit de l’animal, droit des animaux. On écartera d’emblée les droits des animaux, au pluriel, qui dérivent d’animal rights et sont connotés de militantisme. Pour le reste, quelques observations peuvent être formulées. D’abord, il a été signalé que « droit animal » pouvait poser quelques problèmes du point de vue grammatical : l’expression « semble, en effet renvoyer soit à un caractère du droit qui serait animal, comme il pourrait être cruel, lymphatique, mou ou flou, soit au droit que certaines sociétés animales donnent parfois l’impression de forger ».[3] Ensuite, le « droit animalier » est une occurrence récente qui se justifierait, entre autres, par une approche anthropologique du droit. Toutefois, tout droit implique nécessairement une dimension anthropologique. C’est le sens profond de la maxime, ubi societas, ibi ius. Le droit est en relation permanente avec la société. En outre, certains commentateurs soulignent que ce choix terminologique viendrait « chosifier l’animal »,[4] ce qui n’est pas satisfaisant. L’expression « droit de l’animal » semblerait, dans ces conditions, s’imposer. Cependant, l’idée général de « l’animal » heurte une réalité fondée non seulement sur la pluralité des espèces mais aussi sur la diversité des éthogrammes et des besoins.
Pour ne prendre qu’un exemple, le droit à la liberté ne s’entend pas de la même manière pour l’animal sauvage que pour l’animal de compagnie :
D’ailleurs historiquement, l’expression ius animalium est bien marquée par le génitif pluriel.
Dès lors, le « droit des animaux » exprime le souci de se décliner en fonction des catégories juridiques envisagées. A l’instar du droit des personnes (physiques ou morales) ou du droit des biens (meubles ou immeubles), le droit des animaux est capable de se ramifier en fonction des besoins. On pourrait objecter qu’il existe un « droit civil », un « droit pénal », un « droit social », et ainsi de suite. En ce sens « droit animal » serait plus logique, quoique à écarter pour les raisons tenant à la grammaire française mentionnées ci-dessus. L’objectif est bien d’analyser les différents rouages de ce droit particulier qui concerne les différentes catégories d’animaux.
Conséquemment, le « droit des animaux » emporte pour nous la préférence, en lien avec une approche multidisciplinaire incontournable en la matière. »[6]
Ces précisions terminologiques étant posées, nous procéderons en deux temps en exposant d’abord l’état du droit positif et en abordant ensuite des pistes de droit prospectif. Résumer ce qu’il en est représente un défi à relever ; il nous faudra bien évidemment aller à l’essentiel.
III. Droit positif : les insuffisances de la hard law versus les avancées de la soft law
En droit français, il existe une différence entre la hard law (un droit contraignant) et la soft law (un droit non contraignant). La hard law française est en effet marquée, en la matière, par de nombreuses insuffisances. Pourtant, en termes de soft law, des textes majeurs à vocation internationale sont nés et/ou proclamés en France en faveur des animaux et plus largement du vivant.
1. Les insuffisances de la hard law
Nous allons nous attacher à développer les limites de certaines dispositions récentes de la loi française. En France, le statut juridique de l’animal a évolué depuis quelques décennies, et particulièrement depuis la loi du 16 février 2015 introduisant un article 515‑14 dans le code civil qui dispose que « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». L’animal est désormais défini dans le code napoléonien comme un être vivant doué de sensibilité, mais qui reste globalement soumis au régime des biens.
Plusieurs pays européens avaient déjà pu modifier les dispositions inscrites dans leur code civil. Le code civil suisse, comme le code civil autrichien, considère que les animaux ne sont pas des choses, mais sauf disposition contraire, les dispositions s’appliquant aux choses sont également valables pour les animaux. Le droit allemand comporte des dispositions identiques intégrées dans son code civil.
Au regard du droit français, si l’on prend un peu de recul sur ces nouvelles dispositions, si l’on raisonne du point de vue de la théorie du droit, préciser aujourd’hui que les animaux sont « soumis » au régime des biens, c’est bien qu’ils ne sont plus considérés « intrinsèquement » comme des biens. Par exemple, l’ancien article 528 du code civil français disposait : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter (…) ». La référence aux animaux a été supprimée par la loi de 2015. D’autres dispositions analogues ont été modifiées. Une catégorie nouvelle d’être vivant et sensible est reconnue. Ce qui constitue une évolution notable.
Mais au-delà de cette réflexion, il n’y a pas a priori d’intérêt à prévoir une catégorie distincte, les êtres vivants doués de sensibilité, sans régime juridique dédié. La réforme du législateur français de 2015 est donc inachevée et ambiguë. Il en est de même des réformes suisse ou allemande.
Or le code civil français pose les bases du droit des personnes et des biens. Ses lois ne doivent pas être sujettes à interprétation. Il revient en premier au législateur de faire en sorte que la loi soit claire, accessible, intelligible.
La jurisprudence peut-elle aider ? Si la Cour de cassation française a pu définir l’animal de compagnie comme un « être vivant, unique et irremplaçable »,[7] l’éloignant de la chose, les systèmes juridiques français n’offrent pas au juge la même latitude que celle dont ses homologues bénéficient dans d’autres systèmes de droit. Certaines décisions de justice, rendues outre-Atlantique, l’ont d’ailleurs démontré en reconnaissant qu’« (...) à partir d'une interprétation juridique dynamique et non statique, il est nécessaire de reconnaître le caractère de l'animal en tant que sujet de droits (…)».[8]
Les difficultés sont-elles identiques concernant les animaux sauvages ? De manière générale, le droit français ne mentionne pas les « animaux sauvages », mais les « espèces animales non domestiques » qui n’ont pas subi de modification par sélection de la part de l’homme, en opposition aux espèces animales domestiques. Les dispositions applicables à ces derniers relèvent pour l’essentiel du Code rural et de la pêche maritime, et celles applicables pour les animaux non domestiques relèvent du Code de l’environnement. Le droit français fonde globalement la protection de l’animal sauvage sur la notion de patrimoine naturel au sens du droit de l’environnement, notion sujette à interprétation.
La loi n°2021-1539 du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes a réformé certaines dispositions du droit pénal français. Par exemple, le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, contre deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende précédemment.
De même, depuis la loi du 30 novembre 2021, les atteintes sexuelles envers l’animal font l’objet d’une infraction autonome. La volonté du législateur est de poursuivre tous les comportements zoophiles qui ont été notamment exacerbés par les réseaux sociaux et internet. Les atteintes sexuelles sur un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. En complément, est constitutif d’un acte de complicité le fait d’enregistrer sciemment, par quelque moyen que ce soit et sur quelque support que ce soit, des images relatives à la commission de ces infractions. Le fait de diffuser sur internet l’enregistrement de telles images est également puni.
D’autres dispositions issues de la loi du 30 novembre 2021 visent à compléter la liste des mentions obligatoires devant figurer à toute offre de cession d’animaux de compagnie, ou encore visent à une obligation particulière à la charge de l’acquéreur. Ainsi, toute personne physique qui acquiert pour la première fois, à titre onéreux ou gratuit, un chien, un chat ainsi qu’un animal de compagnie précisé par décret, est tenu de signer un certificat d’engagement et de connaissance des besoins spécifiques de l’espèce à laquelle appartient l’animal
La loi du 30 novembre 2021 n’a pas néanmoins procédé à des changements au regard du statut juridique de l’animal. On notera un amendement proposant de distinguer précisément l’animal des biens, mais celui-ci n’a pas été retenu.
Dès lors, en France, et dans d’autres pays européens, l’insuffisance législative dans l’appréhension de l’animal invite à la réflexion sur une nouvelle personne juridique à définir.
C’est vers les collectivités d’outre-mer, soumises à des régimes administratifs différents de ceux de la métropole française, qu’il convient de se tourner pour relever des avancées non-anthropocentrées.[9] La Nouvelle-Calédonie (France), collectivité d’outre-mer à statut particulier, jouit d’une autonomie partielle et peut voter des « lois du pays ». C’est ainsi que le Code de l’environnement des îles loyautés, habitées à 90% par le peuple kanak, a été adopté en 2016. Il dispose que : « certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres ».
En 2023, les premiers bénéficiaires sont identifiés : les tortues marines et les requins sont désormais reconnus sujets de droit par le Code de l’environnement des îles Loyauté. L’article 242-16 précise que ces entités naturelles sujets de droit n’ont pas de devoirs et affirme que « Chaque entité naturelle sujet de droit dispose d’un intérêt à agir, exercé en son nom par le Président de la province des îles Loyauté, par un ou plusieurs porte-paroles (…) par les associations agrées pour la protection de l’environnement et les groupements particuliers de droit local à vocation environnementale (…) »
La liste des droits fondamentaux des entités naturelles sujets de droit est fixée dans ledit code de l’environnement (« droit de n’être la propriété de quelque État, province, groupe humain ou individu » ; « droit à exister naturellement, à s’épanouir, à se régénérer dans le respect de leur cycle de vie et à évoluer naturellement »…).
Si les îles Loyauté font preuve d’une certaine avance dans la considération des animaux par le droit,[10] globalement, néanmoins, la hard law française reste marquée par des insuffisances qui peuvent être compensées par les avancées de la soft law.
2. Les avancées de la soft law
La France, « patrie des droits de l’homme », selon la formule consacrée (en raison de la vocation universelle de la déclaration des droits de l’homme de 1789), est aussi le pays où un certain nombre de textes en faveur du droit des animaux ont été élaborés et/ou proclamés et rayonnent désormais à l’international.
Ces textes s’inscrivent dans la soft law (un droit non-contraignant) et inspirent les réformes nécessaires.
Trois textes peuvent être évoqués.
Le premier est la Déclaration universelle des droits de l’animal, proclamée en 1978 dans la maison de l’UNESCO à Paris, co-rédigée par des associations de protection animale ainsi que des personnalités éminentes des sciences dont plusieurs français (comme Alfred Kastler, prix Nobel de Physique). Le texte de 1978 comporte quatorze articles et vise à énoncer des droits fondamentaux, comme le droit à l’existence, le droit au respect, le droit à l’attention, aux soins et à la protection de l’homme. En 1989, la Déclaration connaît une nouvelle version, rendue publique en 1990. Elle comporte désormais dix articles. Selon certains observateurs, cette version de la Déclaration contraste avec la première et s’inscrit davantage dans la deep ecology. En 2018, la LFDA (Fondation Droit Animal, Ethique et Sciences), dont certains membres ont été associés au projet précédent, a proposé une nouvelle version refondue, la Déclaration des droits de l’animal (suppression du mot « universelle »). Nous relèverons que c’est la Déclaration dans sa première version qui est actuellement utilisée dans le monde.
Le deuxième texte (intangible) est la Déclaration sur la personnalité juridique de l’animal, dite Déclaration de Toulon. Elle est une réponse à la Déclaration de Cambridge.[11] En 2012, des scientifiques de renom, dont Stephen Hawking, se sont réunis à Cambridge pour proclamer que les animaux disposent des substrats neurologiques de la conscience. Les animaux sont donc des êtres vivants, sensibles, intelligents et conscients. Des conséquences juridiques doivent en découler : c’est la Déclaration de Toulon proclamée 7 ans plus tard, en 2019.[12] La Déclaration de Toulon affirme qu’aux yeux du droit les animaux doivent être considérés de manière universelle comme des personnes et non des choses.
Le basculement vers la catégorie des personnes est indispensable pour donner une cohérence au droit et faire entrer les animaux, avec le masque de la personne, dans le grand théâtre juridique.[13] La Déclaration de Toulon prouve que ce théâtre n’a pas de frontière ; c’est un sujet qui a une dimension universelle. Et qui suscite d’autres considérations.
Dans le prolongement de la Déclaration de Toulon, qui s’est attachée à l’avenir du droit des animaux, la Charte du droit du vivant[14] (le troisième texte) appelle à l’équilibre entre les intérêts des humains, des animaux et de la Nature. Ladite Charte, a été proclamée en 2021 en lien avec le programme de l’Organisation des Nations Unies « Harmonie avec la Nature ». Elle invite chaque ordre juridique à élargir la notion de personne physique pour y intégrer des personnes non humaines.
Ces trois textes –la Déclaration Universelle sur les droits de l’animal proclamée en France, la Déclaration de Toulon, proclamée en France, et la Charte du droit du vivant, proclamée de manière simultanée depuis les Etats-Unis, la France et l’Argentine –sont aujourd’hui mobilisés à travers le monde par tous ceux qui souhaitent faire évoluer le statut juridique des animaux (sénateurs, députés, avocats, associations, chercheurs…) et /ou des éléments de la Nature.[15]
Pour ne prendre que quelques illustrations : en 2021, un groupe de sénateurs mexicain, en s’appuyant notamment sur la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant, a déposé deux projets de réforme, l’un visant à modifier la Constitution,[16] l’autre à refondre le Code civil,[17] en faisant des animaux des sujets de droit. Cette même année le singe Coco a été désigné comme sujet de droit devant les juridictions argentines[18] en s’appuyant sur la Charte du droit du vivant et la Déclaration universelle des droits de l’animal (version de 1978). En 2022, la Déclaration de Toulon a été mobilisée au soutien d’avancées en droit des animaux devant l’assemblée constituante du Chili qui a fait des animaux des sujets de protection spéciale.[19] Même si le projet a été repoussé par la suite, il prouve que les paradigmes évoluent. En 2023, la Cour suprême de justice de la nation (Mexique) a accepté d’examiner le recours déposé en faveur de l’éléphante Ely.[20] Ce recours comporte parmi ses fondements juridiques notamment la Déclaration Universelle des droits de l’animal (version de 1978), la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant. Nous pourrions multiplier les exemples.
La Déclaration universelle des droits de l’animal, la Déclaration de Toulon ainsi que la Charte du droit du vivant doivent continuer à être saisies par l’ensemble des acteurs qu’ils soient de Common Law, de Civil Law ou de tout autre système juridique. De même, les chartes d’entreprises multinationales, dont l’effectivité peut être importante, devront également se saisir de ces textes.[21]
IV. Droit prospectif
1. Refondre la notion de personne juridique
La plus grande faille provient selon nous du fait que les animaux demeurent dépourvus de personnalité juridique. C’est dans cet esprit visant à garantir la sécurité juridique et la cohérence du droit que nous avons formulé les propositions visant à élever l’animal au rang de sujet de droit.
Le problème est le suivant : les animaux peuvent-ils être titulaires de droits ?
Dépourvu de la personnalité juridique, l’animal comme chose, ne peut être à proprement parler titulaire de droits. Car la personnalité juridique signifie notamment la capacité à être titulaires de droits. Parler de réformes visant à garantir des droits aux animaux sans donner aux animaux une personnalité juridique, c’est mettre des étages supplémentaires à un immeuble dont les fondations sont instables. La solution de conférer la personnalité juridique aux animaux est, nous semble-t-il, plus cohérente que celle qui consiste à préférer multiplier les devoirs des êtres humains à leur égard.
Notre proposition doctrinale est de sortir l’animal de cette catégorie hybride[22] en lui offrant la personnalité juridique[23] et en le rattachant à la catégorie des personnes physiques non-humaines, jouissant, et nous le soulignons immédiatement pour éviter tout malentendu, de droits différents de la personne humaine (voir la trilogie sur la personnalité juridique de l’animal).[24] Nous pouvons représenter l’évolution proposée du concept de personnalité juridique sous la forme de ce schéma :
Dans ce scénario, un titre du code civil pourrait être consacré à la personne non humaine, avec une distinction entre trois catégories d’animaux (les animaux de compagnie, les animaux liés à un fonds, les animaux sauvages), chacune bénéficiant d’un régime juridique propre. Des droits différenciés seraient définis afin d’assurer l’adaptation du droit à l’évolution de chaque espèce.
Cette personnalité juridique permettrait notamment de prendre en compte l’intérêt propre de l’animal.
2. Le droit du vivant et le buisson de la vie
Pour cela, le droit du vivant tel que nous le développons dans nos travaux s’appuie sur le buisson de la vie.
Le buisson de la vie s’inspire de la phylogénétique qui est la science qui classe le vivant. Auparavant, le vivant était représenté de manière pyramidale avec l’homme au sommet. Désormais, c’est une forme d’arborescence, de buisson qui l’emporte. Le paradigme change car l’humain n’est que sur une branche parmi les autres dans cette communauté des vivants. A partir de là, il faut donc identifier quelles sont les branches du buisson de la vie qui pourront bénéficier d’une personnalité juridique non-humaine et donc de droits.[25] On comprend mieux, dans ces conditions la nécessité d’un droit propre saisissant l’arborescence de la vie : le droit du vivant. Ainsi, nous pourrons passer d’un droit sur le vivant à un véritable droit du vivant, qui renvoie, sans s’y limiter, aux droits des animaux et de la Nature.[26]
C’est l’objet du corpus iuris vitalis, au coeur de nos travaux de recherche.
3. Penser le droit de demain : le corpus iuris vitalis
Au VIe siècle, le corpus iuris civilis (le corps du droit civil, comme il sera désigné plus tard) renvoyait, pour résumer, à l’état du droit romain. Il était constitué de quatre éléments : le Code de Justinien (contenant toutes les constitutions impériales), le Digeste (ou Pandectes) qui comprenait des fragments de doctrine ; les Institutes, c’est-à-dire un manuel à l’usage des étudiants ; et les Novelles destinées à accueillir les prochains textes normatifs. Au XVIe siècle, le corpus iuris canonici (le corps de droit canonique) cristallisa pour des siècles le droit canonique en vigueur.
Ce sont sur ces modèles que s’articule le corpus iuris vitalis (corps du droit du vivant) qui vise à créer et/ou mobiliser de nouveaux concepts permettant de déterminer les équilibres juridiques entre les humains, les animaux et la nature.
Cela étant, si les précédents corpus avaient vocation à compiler les règles, le corpus iuris vitalis est bien un nouveau droit qu’il s’agit de construire pour l’avenir. Le contemporain corpus iuris vitalis s’inspire de l’ossature de l’antique corpus (le corpus iuris civilis) et de la pérennité du corpus moderne (le corpus iuris canonici).[27]
Partant de la référence antique, le corpus iuris vitalis se compose de ses textes fondateurs – la Déclaration de Toulon et la Charte du Droit du Vivant – qui seront, le cas échéant, étoffés par de nouveaux textes. Cet ensemble s’analyse à la lumière des travaux issus de la trilogie scientifique sur la personnalité juridique de l’animal et de ceux qui se sont poursuivis dans de nombreuses publications ultérieures. Cette partie doctrinale est subsumée sous ce qui peut être appelé, en écho au Digeste romain, le « Recueil ». Le corps du droit du vivant est complété par une littérature pédagogique qui renvoient aux Institutes. Elles intégreront d’une part une proposition de méthode d’enseignement intitulée Arcadia. D’autre part, elles comprendront un Traité sur le droit du vivant composé de plusieurs parties.[28] Les Novelles du corpus iuris civilis seront adaptées au corpus iuris vitalis. Elles intégreront certes les avancées des années à venir, mais surtout elles seront orientées vers une communication en direction du grand public, dans un souci de médiation scientifique.
Le corpus iuris vitalis vise à répondre à des attentes légitimes exprimées par la société civile et les institutions internationales. Il renvoie à l’avenir de notre planète et aux nécessités d’encadrer juridiquement les activités humaines dans le rapport entretenu avec le vivant.[29] La solution pourrait en effet se trouver dans l’équilibre des intérêts entre les humains, les animaux et la Nature.
[1] Nous tenons à adresser nos remerciements à Diana Cerini et Lucrezia Giorgia Maria Anzanello pour leur invitation à intervenir à l’Université Bicocca de Milan (Italie), dans le cours Jean Monnet sur le droit des animaux, dans une perspective comparative et globale. Ce texte a été préparé pour cette occasion. C’est toujours un plaisir de contribuer à la diffusion du savoir à travers les différents pays du monde.
[2] C. Regad, « L’ébranlement d’un droit anthropocentré, signe d’une nouvelle ère ? », La Semaine Juridique – édition générale, n° 27, 2021, p. 1309-1307.
[3] J-P. Marguenaud, « L’animal en droit français », Derecho Animal, volume 4, n° 2, 2013, p. 1.
[4] O. Le Bot, Introduction au droit de l’animal, Independently Published, 2018, p. 10.
[5] C. Riot, « La personnalité juridique de l’animal : carences d’aujourd’hui, force de demain », in La personnalité juridique de l’animal (I) – L’animal de compagnie, Paris, LexisNexis, 2018, p. 101.
[6] Extrait C. Regad, « Les animaux liés à un fonds, vers une nouvelle catégorie de personnes physiques non-humaines. » in C. REGAD, C. RIOT, La personnalité juridique de l'animal –Les animaux liés à un fonds (les animaux de rente, de divertissement, d’expérimentation), Paris, LexisNexis, 2020, pp. 3-4.
[7] Cf. arrêt Delgado rendu par la Cour de cassation, 1ère chambre civile, le 9 décembre 2015.
[8] Cf. jurisprudence Sandra en 2014 en Argentine, reprise dans l’affaire Cécilia en 2016 ou encore l’affaire Coco en 2021. Voir aussi C. Regad, C. Riot, « Sandra, Cécilia et maintenant Coco, des affaires judiciaires qui révèlent les avancées de la personnalité juridique de l’animal en Argentine –Note sur la décision du 22 décembre 2021 du Tribunal de première instance en matière d’infractions pénales de la Cité de Buenos Aires (n° IPP 246466/2021-0) », Droit & Animal, Note de jurisprudence, PEERS Press, Aix-Marseille Université, 2023.
[9] C. Regad, C. Riot, « Les avancées de la personnalité juridique de l’animal dans les Iles Loyauté (Nouvelle-Calédonie, France) », Droit & Animal, PEERS Press, 2023.
[10] Cependant, voir : Avis Conseil d’Etat, 31 mai 2024, n°492621.
[11] The Cambridge Declaration (2012), disponible sur https://fcmconference.org/img/CambridgeDeclarationOnConsciousness.pdf.
[12] Déclaration de Toulon (2019), disponible sur https://www.univ-tln.fr/Declaration-de-Toulon.html.
[13] C. Regad, C. Riot, « Los Desafíos de la Declaración de Toulon », Chilean Animal Law Magazine, n°1, 2020, p. 21-28.
[14] Charte du droit du vivant, disponible sur : https://www.univ-tln.fr/Charte-du-droit-du-vivant.html.
[15] C. Regad, C. Riot, « La Déclaration de Toulon et la Charte du Droit du Vivant : Fondements juridiques des changements de paradigme non-anthropocentrés et soutiens de la jurisprudence de la Terre » , Implementing a new paradigm in the post-covid 19 world : Earth jurisprudence and Latin America’s rights of Nature, Seoul National University Publication, 2022, p. 813-820.
[16] Iniciativa con proyecto de decreto por el que se reforma el artículo 4° de la Constitución política de los Estados Unidos Mexicanos, en materia de reconocimiento de los derechos de los animales no humanos, 2021.
[17] Iniciativa con proyecto de decreto por el que se modifica el Código civil federal, en materia de reconocimiento de los derechos de los animales no humanos, 2021
[18] Poder Judicial de la Ciudad de Buenos Aires, n°IPP 246466/2021-0).
[19] Assemblée constituante du Chili, Initiative n°3 694 sur les droits de la Nature et la vie des non-humains présentée devant l’Assemblée constituante du Chili, 2021-2022.
[20] Amparo en revisión : 590/2022 ; expediente principal : 1092/2021.
[21] C. Riot, « La personnalité juridique des animaux sauvages en droit interne : un défi du XXIe siècle », C. Regad, C. Riot, La personnalité juridique de l’animal (III) – Les animaux sauvages, Mare & Martin, 2024, p. 135 et s.
[22] Cf. supra réforme française de 2015 et code civil suisse qui considère que les animaux ne sont pas des choses mais que les dispositions s’appliquant aux choses sont également valables pour les animaux.
[23] C. Riot, « Legal Personhood of Animals (I) : The case for the legal personhood of companion animals. Synthesis of doctrinal developments », Derecho Animal, 9/2, 2018, p. 56-60.
[24] Trilogie sur la personnalité juridique de l’animal sous la direction de C. Regad et C. Riot : La personnalité juridique de l’animal (I) – L’animal de compagnie, Paris, LexisNexis, 2018 ; La personnalité juridique de l’animal (II) – Les animaux liés à un fonds (les animaux de rente, de divertissement, d’expérimentation), op.cit., La personnalité juridique de l’animal (III) – Les animaux sauvages, Paris, Mare & Martin, 2024.
[25] C. Regad, C. Riot, « La personnalité juridique de l’animal », Droit & Patrimoine, n° 311, 2021, p. 18-46.
[26] C. Regad, « La personnalité juridique des fleuves, reflet de la progression du droit du vivant » , La Semaine Juridique – Edition générale, n°19, 2023, p. 938.
[27] C. Regad, C. Riot, « Le corpus iuris vitalis (corps du droit du vivant) : fondements et perspectives », Derecho do lo Viviente, Mexico, à paraître ; C. Regad, C. Riot, “The body of the law of the living (corpus iuris vitalis) in support of the Earth Jurisprudence”, Transitioning to an Ecological Civilization through the Rights of Nature and Ecological Economics, Seoul National University Publication, à paraître.
[28] Par exemple : C. Regad, Droit des Animaux – Approche historique et anthropologique Intégrant les développements sur le droit du vivant et la jurisprudence de la Terre, Les Institutes, Animal Law & Earth Jurisprudence, Independently Published, 2023.
[29] C. Regad-Riot, « Le droit du vivant, un droit en devenir », Revue de la prospective et de l’innovation, LexisNexis, 7/2, 2023, p. 27-30.
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